Travailler est un devoir ?

by

Il n’aura échappé à personne que cette affirmation du Premier ministre n’avait d’autre but que de renforcer la campagne antigrève lancée à l’occasion du mouvement des contrôleurs et contrôleuses SNCF. Si on se réfère au droit bourgeois, celui qu’est censé respecter, mettre en œuvre et promouvoir un Premier ministre de la République française, ce qui est un devoir est de respecter la Constitution. Pourtant, la marge est grande entre le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et la réalité. Après deux articles introductifs, d’emblée il apparaît que près de huit décennies plus tard, la première mesure, celle de l’article 3, demeure factice : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme. » La loi le garantit, certes ; mais qu’est-il fait pour que cette « garantie » soit mise en œuvre, et ceci dans bien des domaines ? L’article 4 résonne à nos oreilles en ces temps de débats crapuleux autour de l’immigration : « Tout homme (*) persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République. » Venons-en aux articles directement en lien avec notre propos du jour : « Article 5 – Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. Article 6 – Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. Article 7 – Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. »

On notera donc que si « chacun a le devoir de travailler », chacun a aussi « le droit d’obtenir un emploi ». Les millions de chômeurs et chômeuses ont donc « le droit » d’obtenir un emploi. Ceci depuis 1946. Entre les belles déclarations républicaines et le « bon fonctionnement » du capitalisme, on sait comment se font les choix. Quant au droit de grève, il « s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » dit la Constitution. C’est exactement, ce qu’ont fait les contrôleurs et contrôleuses SNCF. Ils et elles ont observé les nombreuses restrictions à ce droit déjà imposées par les parlementaires de cette République issue de la Constitution de 1946 : de l’instauration du préavis de 5 jours dans les services publics par la loi de 1963, à la demande de concertation immédiate (DCI) qui rallonge ce préavis depuis 2007, date à laquelle fut inventée la déclaration individuelle d’intention (DII) de faire grève qui doit être faite 48 heures avant le début d’un mouvement, DII à laquelle le nombre de métiers qui y sont assujettis a été étendu au fil des ans…

La source des conflits sociaux, c’est l’antagonisme qui existe entre les intérêts des travailleurs/travailleuses et ceux du patronat. Dans des entreprises publiques comme l’est (plus ou moins…) la SNCF, ceci se décline autour de la défense des droits des salarié∙es d’une part, des orientations d’une direction à l’écoute du gouvernement d’autre part. La grève est un des outils des salarié∙es, dans un moment donné, au cœur d’un processus bien plus vaste. Pourquoi le gouvernement, le patronat, les réactionnaires de tout poil veulent-ils entretenir un débat autour de ce seul sujet de la grève ? La pression sur les conditions de travail, les salaires trop bas, le refus d’embaucher – et ce ne sont là que quelques exemples – sont parties intégrantes de ce processus de confrontation entre salarié∙es et direction. Pourquoi ne pas lancer un grand débat aussi sur le droit à des conditions de travail correctes partout et pour tous, le droit à une rémunération permettant un niveau de vie conforme à ce que permettent les richesses produites au XXIème siècle, le droit pour les travailleurs et travailleuses de décider du nombre qu’ils/elles doivent être pour accomplir les tâches qu’on leur demande ? La réponse à ces questions est simple : parce que c’est un objectif politique qui est poursuivi à travers cette discussion. « L’amélioration du dialogue social » ou « le service rendu aux usagers et usagères » ne sont pas leur souci.

L’histoire sociale de la SNCF est marquée par ces grandes réflexions cycliques sur l’amélioration du « dialogue social ». C’est particulièrement vrai lors de chaque mouvement social d’ampleur. On est en pleine hypocrisie. Il s’agit de rassurer les citoyen∙nes. Mais en oubliant de leur rappeler des vérités essentielles, comme le fait que tous les progrès en termes de qualité des services publics, conditions de travail, salaires, retraites, droits sociaux, ont été obtenus grâce au rapport de force et aux luttes syndicales, sociales, à commencer par les grèves. La grève dérange ? Oui, car celles et ceux qui la font exercent un métier socialement utile ; et cela ne vaut pas que pour les emplois dont l’utilité est très visible (les transports par exemple), mais pour bien d’autres. Que les politicien∙nes fassent grève serait bien moins gênant que la cassation du travail du personnel soignant, des cheminots et cheminotes, des éboueurs, des livreurs et livreuses, etc. ! Et ce sont ces politicien∙nes qui dissertent régulièrement sur le droit de grève !

Dans le cas de la SNCF, les réactionnaires tentent de remettre en cause le droit de grève au prétexte qu’il faut assurer la continuité du service public. Ce sont les mêmes qui, depuis de nombreuses années maintenant, ont fait en sorte que les trains fret ou les TGV ne soient plus considérés comme un service public ! Ce sont les mêmes qui, depuis autant d’années, organisent la discontinuité du service Transilien, des TER, des Intercités, faute d’effectifs, de matériel, de maintenance, etc.

Il faut combattre toutes les restrictions au droit de grève. La grève demeure de la seule responsabilité des salarié∙es qui la décident, qui la font et … qui la paient. Mais gardons en mémoire deux choses :
L’intelligence collective de la classe ouvrière permet de rebondir : ainsi des déclarations individuelles d’intention de faire grève ; elles obligent à se positionner avant même le début d’un mouvement et contrarient ainsi la dynamique autour des AG décisionnelles. Mais l’exemple des cheminotes et cheminots visé∙es par la mesure montre un chemin : le dépôt massif de DII est devenu un des éléments du rapport de force vis-à-vis de la direction. Quand on sait que 80 % du personnel concerné a fait part de son intention de faire grève, les discours sur la non-pertinence de la grève qui serait décidée par des syndicalistes extrémistes perdent beaucoup de crédibilité.
Par ailleurs, toutes les restrictions au droit de grève n’empêcheront jamais les grèves. Elles sont alors illégales, « sauvages » comme disent les prédateurs capitalistes. Il y a plus de vingt ans, lors de rencontres avec SUD-Rail, les camarades des syndicats de base italiens nous avaient dit : « n’acceptez jamais de mettre le doigt dans un processus de remise en cause du droit de grève ; c’est la spirale infernale .» En Italie les confédérations . CGIL, CISL, UIL avaient franchi ce pas depuis déjà plusieurs années ; il en résulte une réglementation extrêmement répressive du droit de grève, notamment dans les transports. Dans une brochure publiée en 2004, la fédération des syndicats SUD-Rail écrivait à propos du droit de grève dans les transports en Italie : « Des semaines, voire des mois, sont interdits, l’équivalent de notre préavis est d’un mois, une commission statue sur le bien-fondé de la grève et peut lui dénier toute légalité, la grève ne peut avoir lieu si une autre organisation y a appelé trop récemment, etc. Résultat, les grèves massives sont illégales mais elles existent quand même, à l’image des importants mouvements dans les transports urbains des villes italiennes, début 2004. » Reste, qu’il est légitime et nécessaire de combattre toutes ces remises en cause !

Puisque la Constitution faisait l’ouverture de cet article, terminons avec elle. Juste pour citer les deux articles suivants : « Article 8 – Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. Article 9 – Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » ça laisse rêveur. Mais du rêve, passons à l’utopie…

Christian Mahieux

(paru dans La Révolution prolétarienne n°824, mars 2024)

(*) « La femme », apparue dans l’article 3, disparait rapidement au profit de « l’homme » censé représenter le genre humain !

(Action Fret SUD Rail 08/02/2024)

Étiquettes : ,

Une Réponse to “Travailler est un devoir ?”

  1. La Révolution prolétarienne N°824 | La Révolution prolétarienne Says:

    […] Travailler est un devoir ? (Christian Mahieux) […]

    J’aime

Laisser un commentaire