Extrait de La RP n°812 (mars 2021):
Au moins à la CGT, depuis plusieurs années traîne un débat diffus sur l’avenir des unions départementales (UD). Et récemment, au dernier congrès confédéral, ce débat a pris une forme officielle, avec la volonté, partagée par une partie du corps militant, de faire évoluer les attributions des comités régionaux dans la confédération.
Ce débat prend sa source dans les évolutions de la structure des institutions politiques de l’État : renforcement des prérogatives des régions, affaiblissement de celles des départements, apparition de nouvelles strates avec les communautés de communes et amoindrissement du pouvoir des communes. Il n’est pas rare alors d’entendre dans des discussions informelles : les UD ont-elles encore un avenir ?
A l’origine, pourquoi des unions départementales ?
Dans la foulée du congrès confédéral d’octobre 1906 de la CGT, la conférence des Bourses du travail (ou Unions locales) décide, à une faible majorité, la création, facultative, d’unions départementales. Sur le terrain, ce n’est pas l’enthousiasme. Le syndicalisme est en phase ascendante, et cette décision trouve son argument dans la nécessité de rassembler des forces pour aider à la création de nouvelles Bourses du travail. Elle s’oppose à une culture « localiste » dans les Bourses du travail, qui craint la centralisation dans une UD. Il faut retenir de cette décision la volonté de coordonner les Bourses du travail dans un département. Par la suite, le débat est relancé en 1912. Mais c’est véritablement en 1918, dans une situation interne à la CGT toute différente, que les UD obtiennent une « pleine » reconnaissance. Mais avec un rôle différent visé par la majorité confédérale : être le relai sur le terrain de l’application de ses orientations.
Le syndicalisme de classe en France se caractérise par la faiblesse désormais durable de ses structures interprofessionnelles de base, les unions locales (UL). L’existence d’une UD n’est pas la garantie d’une pratique interpro réelle et vivante, c’est-à-dire au plus près des lieux de travail et de vie. Mais en l’absence d’un réseau d’UL dynamiques, elle peut être un lieu qui va pallier cette situation.
À la CGT, les UD sont constituées par les syndicats. Qui envoient des militant-es pour composer la commission exécutive (CE). Parmi ces dernières, le nombre de membres est bien souvent trop important face aux capacités militantes actuelles. Mais surtout face à l’intérêt réel porté à la pratique de l’interpro de base par ces syndicats et leurs militant-es (quelles qu’en soient les raisons, c’est un constat, pas un jugement de valeur). Et donc assez vite, les réunions de la CE se trouvent « désertées » … et le nombre de présent-es ramené à un chiffre qui reflète la situation réelle. Un autre phénomène est plus gênant. C’est le nombre trop important de membres de la CE de l’UD qui ne militent pas, ou plus, ou ne l’ont jamais fait, dans leur UL. Quelle contradiction ! C’est comme si l’UD, indirectement, détournait des forces possibles au détriment des UL. Ce qui n’est bien entendu pas l’objectif !
À Solidaires, la culture de l’interpro est moins ancrée que dans la CGT. Dans certains départements, des UL existent. Leur reconnaissance dans les décisions de l’UD est effective, si l’on prend par exemple le cas de la Seine-Saint-Denis. Elles sont présentes au conseil départemental mensuel et à l’AG annuelle de l’UD. C’est donc une situation différente du modèle CGT. Et qui, même si elle n’a peut-être pas été le fruit d’une volonté de dépasser les difficultés que l’on constate dans la CGT, montre une direction souhaitable.
La situation du syndicalisme de classe en France n’est pas celle de 1906. Mais la période actuelle, très difficile, ne montre-t-elle pas qu’il faut se tourner, de nouveau, vers ce qui a motivé la décision de la conférence des Bourses du travail en 1906 ? Aller vers la transformation des UD actuelles (qui sont des UD de syndicats) vers des UD coordonnant les UL, et donc formées par elles. Les UL restant constituées par les syndicats et les sections syndicales. L’intervention des syndicats dans l’orientation passerait alors obligatoirement par l’UL. Les UD seraient alors animées par des syndicalistes pratiquant déjà le syndicalisme interpro dans leur UL. Pour s’entraider et dépasser, encore et toujours, la frilosité du « localisme d’UL », toujours présente. La CE d’UD serait allégée et constituée de syndicalistes représentant leur UL, leur mandat pouvant alors tourner il ne serait plus attaché à une personne. Ce qui permettrait plus facilement de contrer le phénomène de « désertion » de la CE de l’UD.
Certes, un tel objectif n’est pas atteignable rapidement. Mais certains pas peuvent être tentés. Par exemple par la mise en place et le renforcement de collectifs d’Unions locales sur un département, voire sur deux départements limitrophes en fonction des réalités des bassins d’emploi et de vie. Et des capacités militantes bien entendu.
Et le professionnel ?
Il reste une autre grande difficulté : la faible coordination entre les pratiques syndicales interprofessionnelle et professionnelle dans les bassins d’emploi. C’est le deuxième visage de l’émiettement des forces syndicales dans une même confédération. Car coordonner des UL n’a de sens, en premier lieu, que pour la lutte et la syndicalisation de masse. Celle-ci se faisant à partir du collectif de travail, le développement des UL ne peut se faire sans le renforcement des syndicats et sections syndicales. Le syndicalisme de branche (syndicat départemental ou local ou autre forme), qui dépasse l’éclatement des syndicats d’entreprise, est bien le second moyen pour reconstruire des UL fortes.
Mais il semble nécessaire d’aller plus loin. Le lien à renforcer d’urgence, voire tout simplement à créer effectivement (et pas seulement en paroles dans des réunions), entre les dimensions professionnelle et interprofessionnelle ne pourra pas faire l’économie d’autres évolutions radicales dans la structuration du syndicalisme de classe. Toutes les fédérations professionnelles doivent trouver une expression reconnue au niveau de chaque UD. Participer et avoir des responsabilités dans l’élaboration de l’orientation et des plans d’action de l’UD (élections, suivi des sections syndicales, juridique, syndicalisation notamment vers les déserts syndicaux, préparation des grèves et des négociations, etc.). Le croisement des dimensions professionnelle et interpro ne peut plus se faire « au petit bonheur la chance », selon les volontés des un-es et des autres. Cela doit se traduire dans une nouvelle organisation des structures syndicales. Cela devra alors obligatoirement impliquer des questions et des enjeux qui rencontreront de très fortes résistances. Avec une trentaine de fédérations à la CGT (la situation est semblable à FO et à Solidaires), cela n’est envisageable que si ce nombre est radicalement diminué. Et là on sait que, tout de suite, on crie au loup ! Une pluie d’insultes en tout genre est la seule réponse obtenue. C’est normal car sont en jeu la remise en cause et l’avenir des intérêts matériels de la bureaucratie syndicale. La question est : le fondement d’une fédération doit-il se baser sur la logique de la division capitaliste entre entreprises et des conventions collectives ou sur la logique des collectifs et des communautés de travail maîtrisée par les syndiqué-e-s ?
Transformer les UD en structures plus souples et réellement interprofessionnelles, lieux de coordination des UL, et creuset du lien et de l’appui entre les deux dimensions du syndicalisme, trouvant alors ses sources directement dans les collectifs de travail, les bassins d’emploi et les lieux de vie, c’est transformer les UD en base stratégique, structure syndicale décentralisée et intégrale pour la reconquête du syndicalisme de classe. Sans renier les acquis de l’histoire, mais sans tourner le dos à la réalité actuelle du rapport de force entre les classes.
Michel (militant interpro CGT)