Article paru dans La RP n°819 (décembre 2022)
Depuis de nombreux mois, au fur et à mesure de l’approche du congrès confédéral de fin mars 2023, les interventions sur la stratégie des luttes prennent de plus en plus de place dans les CCN. Ce débat est aujourd’hui cantonné à la frange très réduite des dirigeants et dirigeantes des organisations que sont les UD et les fédérations. Quand on n’est pas proche de cette frange, c’est-à-dire que l’on n’a pas l’occasion régulière de discuter avec elle, on doit se limiter à la lecture des comptes-rendus du CCN publiés dans Le Peuple. Cela limite donc la vision que l’on peut se faire de ce débat, notamment sur ses détails. Cet article n’a donc pas la prétention d’en faire une analyse exhaustive, ni de proposer une stratégie de plus, bien entendu. Cependant, la vision à partir « de la base » présente certains avantages. On fera donc ici plutôt une revue des questionnements et de constats. Rien de plus, mais rien de moins.
Quelle est la nature du débat ?
Lorsqu’on lit les synthèses des interventions aux CCN, on se rend compte qu’il y a un débat sur la stratégie de la CGT. Certaines organisations, comme les fédérations du commerce, de la chimie, des cheminots, ou des UD comme celles des Bouches-du-Rhône, du Tarn-et-Garonne, du Val-de-Marne, mais pas seulement, interpellent la direction confédérale sur l’absence de débat de fond lors des CCN sur la stratégie des luttes dont doit impérativement se doter la CGT. Cette préoccupation rencontre un écho certain, qui se traduit notamment par l’exigence de l’adoption par le CCN d’une espèce de calendrier de dates de journées de grèves nationales interprofessionnelles. Ce serait là un outil qui permettrait de faire l’unité « d’abord dans la CGT », qui donnerait une vision de moyen terme de là où la direction de la CGT veut amener les équipes syndicales. Cette proposition entrerait de fait dans une évidente contradiction avec l’existence de l’intersyndicale nationale, elle-même élastique. Mais on lit de plus en plus d’interventions du genre : la CGT décide pour elle-même, puis propose aux autres organisations qui n’ont en gros qu’à accepter… ou ne rien faire. Or la CGT a-t-elle la capacité de faire seule, d’imposer aux autres un calendrier de dates de mobilisation ? On peut sérieusement en douter.
Face à cela, à ces lectures, on a effectivement du mal à déterminer la stratégie de l’actuelle direction confédérale. Est-ce parce qu’elle serait elle-même divisée sur le sujet ? De fait, la multiplication des journées nationales apparaît alors comme étant sa stratégie. Or, quel sens donne-t-elle à cette pratique, alors que les résultats ne sont pas très probants ? On a pu lire lors d’un CCN de cette année, lors d’une énième discussion sur « il faut sortir du CCN avec une date », comme si c’était un impératif, une bouée à laquelle se raccrocher pour se dire que « au moins, on fait quelque chose », quelques interventions trop peu nombreuses proposant une autre démarche. Non pas d’écarter la nécessité de dates nationales, mais de ne pas les balancer à partir du CCN, d’aller d’abord écouter et débattre avec les syndicats pour construire de telles dates. Mais ce type de propositions, qui ont pu obtenir l’approbation de membres de la direction confédérale, n’a pas eu gain de cause. Il en ressort alors, paradoxalement, que chaque CCN est pris d’une espèce de « frénésie gauchiste », où l’appel à une prochaine date de grève nationale serait incontournable. Tout en sachant que les conditions pour sa réussite ne sont pas réunies. Comme si cette annonce, par simple répétition, allait forcément marcher à un moment.
À cela s’ajoutent de récurrentes interventions sur la multiplicité de journées d’action par les fédérations venant de fait percuter les journées nationales interprofessionnelles. On a vraiment l’impression que l’on tourne en rond à ce sujet. Mais cela reflète tout de même ce que l’on entend dans les discussions entre les équipes syndicales à la base. Est-ce un problème ? Comment le résoudre ? Quels facteurs entrent en jeu ? Cette question donne lieu à certaines passes d’arme plus ou moins feutrées où des fédérations et des UD se divisent. Et où la direction confédérale est accusée par certains d’attiser les oppositions. Comment un tel climat peut-il donner envie aux équipes syndicales de s’emparer d’un débat stratégique ?
Créer un Grand Quartier Général des luttes ?
Les dirigeants des organisations citées plus haut, vont cependant plus loin. Pour eux, la succession de dates de journées de grèves nationales interprofessionnelles n’a aucun sens. Pourquoi ? Alors même qu’à plusieurs reprises ils ont demandé, du moins pour certains, la multiplication des appels ! En fait, ils estiment, si l’on a bien compris, qu’il manque justement du contenu anticapitaliste à ces dates. La posture que doit afficher la CGT doit être bien plus radicale dans ses objectifs qu’elle ne l’est aujourd’hui. La raison tiendrait à ce que l’actuelle direction confédérale serait majoritairement réformiste, quand eux seraient les révolutionnaires. La CGT serait donc en danger de disparition. Et c’est cela qui expliquerait la dépolitisation des équipes syndicales de base. Alors ils ont décidé de tirer la sonnette d’alarme en publiant il y a quelques mois un document de débat sur l’orientation de la CGT, en vue du congrès confédéral à venir, et avant que la direction confédérale ne publie le document d’orientation qui sera mis en débat lors de ce congrès.
Comment cette autre stratégie se concrétise-t-elle ? On y défend l’idée de déterminer à l’avance, que la CGT décide de lancer une grève dans tel secteur pour une période déterminée, pour ensuite enchaîner par un autre secteur, etc. Ce qui provoquerait la montée automatique du rapport de forces, le pays se trouvant alors peu à peu désorganisé, si ce n’est paralysé. Une construction de l’esprit, une mentalité de Grand Quartier Général des luttes, où des dirigeants, penchés sur une carte de France, lanceraient leurs troupes obéissantes. Comment peut-on être aussi déconnectés des réalités ? Ce document ne mérite pas de plus amples commentaires. C’est bien dommage, alors que la préoccupation initiale de voir la CGT débattre de stratégie syndicale pointe vraiment un manque crucial de l’organisation syndicale de lutte la plus importante en France.
Stratégie, questions d’organisation et de structures
On lit régulièrement dans les interventions aux CCN, de la part des UD, bien plus proches des réalités syndicales que les fédérations, des descriptions sur les grandes difficultés des structures de base de la CGT : syndicats, unions locales, voire UD elles-mêmes. Outre la « faiblesse politique » et le repli dans l’entreprise et les CSE des équipes syndicales, la perte de la culture d’organisation est aussi invoquée. Cela se traduit notamment par les retards désormais permanents dans le règlement des cotisations des syndicats au dispositif Cogétise, qui centralise à peu près 70 % de celles payées par les adhérents. Mais cela se traduit par d’autres difficultés. Comme celle du manque dans la remontée des informations sur ce qui se passe dans les syndicats et les lieux de travail (négociations d’accords dont la teneur reste inconnue par l’UD et l’UL, et donc la fédération, luttes sur les grèves, etc.). Comment alors les directions de ces organisations, chacune à leur niveau, peuvent-elles avoir une idée la plus précise possible de la lutte des classes, de l’état d’esprit des salariés, et ainsi débattre dans les meilleurs conditions d’une stratégie et de tactiques adéquates ? La vision de la réalité est donc, pour ces directions, de plus en plus floue, voilà un constat objectif de base. Constat qui n’est absolument pas pris en compte dans le fameux document de contribution au débat cité plus haut, par ces directions autoproclamées « révolutionnaires ». Comment se fait-il, alors que les luttes sur les salaires connaissent un regain depuis plusieurs mois désormais, que la CGT ne soit pas en capacité de publier une analyse un tant soit peu fouillée sur ces luttes et les revendications qui y ont été portées ? On a pu lire l’intervention du secrétaire général de la fédération des cheminots au CCN de fin août s’offusquer que des syndicats ne respectaient pas les orientations de la CGT en matière de salaires, car dans les luttes qu’ils menaient, avec les salariés en grève faudrait-il lui rappeler, c’est la revendication d’une hausse talon identique pour toutes et tous qui était mise en avant, et non pas au pourcentage. Autre débat important, certes, mais le donneur de leçons connaît-il le pourquoi de ce type de revendications ? Qu’en disent tous les syndicats CGT qui la défendent dans leurs luttes ? On ne le saura pas, et pour cause…
Parcourir les comptes-rendus des CCN montre aussi que plusieurs interventions, récurrentes, mais malheureusement trop minoritaires, venant encore une fois des UD, pointent le déficit, le mot est certainement trop faible, des liens entre les UD et les fédérations. Ce qui est tout de même problématique lorsque l’on se fixe l’objectif de lancer des vagues de grévistes au niveau interprofessionnel. Des UD déclarent qu’elles ont bien meilleure connaissance des bases syndicales que des fédérations. Et que les appels de celles-ci pour les actions à caractère professionnel sont non relayés par leurs syndicats. Une fédération expose sa méthode de visite régulière des syndicats, et invite les UD à s’y joindre. Au petit bonheur la chance, en quelque sorte. Imaginons ne serait-ce que la moitié des fédérations de la CGT faisant de même (ce qui serait déjà un miracle), comment les UD, sans parler des UL, pourraient assurer leur présence à ces hypothétiques réunions locales fédérations-syndicats ? Chacun et chacune faisant dans son coin, voilà l’image qui ressort de la CGT, image qui reflète une vraie réalité. Les syndicats qui se replient sur l’entreprise et le CSE, voilà une situation inquiétante. Mais en quoi sont-ils responsables de l’éclatement fédérations-unions départementales dans la CGT ? Dans un autre temps, lors d’un congrès confédéral au début de ce XXIe siècle, la question de l’évolution des structures de la CGT avait donné lieu à un débat et à des décisions, jamais véritablement mises en œuvre. On ne dépassera pas l’absence de coordination des champs professionnels et interprofessionnel à la base, là où il faut s’atteler à (re)construire la CGT, carence devenue problème central, par de simples volontés individuelles militantes. Le modèle cégétiste d’une trentaine de fédérations, où de fait le champ professionnel est prépondérant dans la CGT, comme dans le reste du syndicalisme en France d’ailleurs, est à bout de souffle.
Ainsi, débattre de la stratégie des luttes, ne peut se faire sans débattre des questions de l’état de l’organisation et des structures dans la CGT. Simple position matérialiste.
Reste qu’à la lecture de ces comptes-rendus des CCN, afin que le débat en question puisse être pris réellement en main par les équipes syndicales de base (syndicats et unions locales), un préalable est de clarifier ce qu’est une stratégie des luttes au niveau interprofessionnel national, les nombreux paramètres internes et externes à la CGT à prendre en compte, etc. Ce serait faire là acte fondamental de formation politique, qui certes prend du temps, mais qui manque cruellement, notamment pour s’assurer que les orientations de fond de la CGT soient construites au final par ses syndicats. Il faudrait peut-être commencer par là, non ?
CCN : Comité confédéral national, qui regroupe essentiellement, les fédérations et les unions départementales
CSE : Comité social et économique
UD : Union départementale
UL : Union locale
Michel T
(militant UL CGT)
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